Aimer bien ses patients : condition nécessaire pour moi. Je vois bien ce qu'on pourrait me rétorquer : ne serait-ce pas pour être payé de retour, une façon de m'assurer que je suis aimé par eux ? N'empêche : je ne conçois pas comment je pourrais leur consacrer tant de temps, d'attention, vouer une si grande part de ma vie à écouter leurs plaintes, à faire mien, sans m'y confondre ce que Lagache appelait leur "monde personnel", si je ne pensais pas à ce qui les entrave - symptômes, inhibitions, répétition, narcissisme à vif -, que ce qui les rend captifs de leur névrose recouvre ce que je ne peux me représenter autrement que comme mouvement vers, même si la finalité de ce mouvement est de détruire - soi ou l'objet.
Un pari sur les forces de vie.
Serais-je plus médecin que je ne le crois ? Un médecin qui ne serait pas soumis à l'exigence de "guérir" mais porté par un besoin plus fort que celui qui ne vise qu'à rendre la vie vivable, supportable (ce qui implique une grande part de résignation). Faire en sorte que l'autre se sente, se veuille vivant. Je ne sais pas trop ce que j'entends par là. Peu m'importe.
La fameuse formule de Bichat : "La vie est l'ensemble des forces qui résistent à la mort." Juste mais un peu trop négative à mon goût. Alors, quoi ? L'"élan vital" de Bergson ? Un peu trop positif, cette fois. Freud, lui, a choisi un mot latin, libido, que n'ignoraient pas les Pères de l'Eglise : la libido peut se diriger vers les objets multiples, vers le savoir aussi bien que sur la vengeance, elle se déplace, elle ne tient pas en place, elle migre... Éros, plus civilisé et civilisateur, finalement, que libido, moins indomptable, moins sauvage, Éros qui vient aiguillonner, éveiller Psyché endormie. Éros est vif, joyeux. Libido, toxique, peut préférer la mort.
Aimer bien ses patients : conditions pour que le goût de vivre leur revienne et que les choses trouvent leur saveur, pour qu'à tout le moins ce qu'un peintre épris de couleurs appelait une "cordialité pour le réel" l'emporte sur l'hostilité, le rejet.
Aimer bien ses patients - pas trop, comme si ce trop était un mal, un amour destructeur pour soi comme pour l'autre. Les aimer bien, différent de, et même opposé à, vouloir leur bien. Ne rien exiger, mais se fier à ce qu'il y a de vivant en chacun.
(J.-B. Pontalis, Fenêtres)